31. Disneyville
Un philosophe fin-de-siècle a jadis remarqué, pour se faire aussitôt reprendre vertement, que Walter Elias Disney avait plus contribué au véritable bonheur de l'humanité que tous les enseignements religieux de l'histoire. Et maintenant, un demi-siècle après la mort de l'artiste, ses rêves continuaient à proliférer sur les paysages de la Floride.
Lorsqu'elle avait été fondée, au début des années 80, sa Communauté expérimentale pour Demain, EPCOT, avait servi de vitrine aux nouvelles technologies et aux nouveaux modes de vie. Mais, comme son créateur l'avait compris, le prototype communautaire n'atteindrait son but que si une partie de sa surface devenait une vraie ville habitée par des gens qui en feraient leur foyer. Il avait fallu pour cela que le siècle se termine. Maintenant, le quartier résidentiel avait vingt mille habitants et s'appelait, c'était inévitable, Disneyville.
Comme il fallait, pour aller y vivre, traverser une garde prétorienne de conseillers juridiques, il n'était guère étonnant que l'âge moyen des habitants soit le plus élevé de toutes les communautés américaines, ni que ses services médicaux soient les plus sophistiqués du monde. Certains n'auraient même pas pu être inventés ailleurs.
L'appartement avait été soigneusement conçu pour ne pas ressembler à un hôpital, et seules quelques installations inhabituelles rappelaient sa particularité. Le lit n'était qu'à hauteur de genoux, pour diminuer les risques de chute, mais il pouvait se surélever et s’incliner pour la commodité des infirmières. La baignoire était encastrée dans le sol et comportait un siège ainsi que des poignées, de sorte qu'une personne âgée ou infirme pouvait en sortir facilement. Le sol était couvert d'une épaisse moquette, mais il n'y avait pas de tapis où se prendre les pieds, ni d'angles vifs où se blesser. D'autres détails étaient moins visibles, et la caméra de TV si bien dissimulée qu'on ne la voyait pas du tout.
Il y avait quelques objets personnels — une pile de vieux livres dans un coin, un journal encadré au mur — une des dernières éditions imprimées du New York Times avec en manchette : LE VAISSEAU SPATIAL U.S. PART POUR JUPITER. A côté, deux photos, l'une montrant un jeune homme à la fin de l'adolescence, l'autre un homme nettement plus vieux en uniforme d'astronaute.
La femme aux cheveux gris, mince et fragile, qui regardait un feuilleton sur l'écran n'avait pas soixante-dix ans, mais paraissait beaucoup plus. De temps en temps, une plaisanterie la faisait glousser sans bruit, mais elle ne cessait de regarder vers la porte, comme si elle attendait une visite, en même temps qu'elle serrait plus fort la canne appuyée à son fauteuil.
Pourtant, quand la porte s'ouvrit, elle s'était laissé distraire par la télévision, et elle se retourna en sursautant d'un air coupable. Le petit chariot roula dans la pièce, suivi de près par une infirmière en blouse blanche.
— L'heure du déjeuner, Jessie, dit la jeune femme. Nous vous avons fait quelque chose de très bon.
— Veux pas déjeuner.
— Vous vous sentirez beaucoup mieux après.
— Je ne mange pas si vous ne me dites pas ce que c'est.
— Pourquoi ne voulez-vous pas manger ?
— Je n'ai pas faim. Cela vous arrive, d'avoir faim? demanda-t-elle d'un air malin.
Le chariot-robot s'arrêta près de son fauteuil, et les couvercles se soulevèrent pour découvrir les plats. L'infirmière n'eut à toucher à rien, pas même aux commandes du chariot. Elle restait immobile, avec un sourire un peu figé, regardant cette patiente qui faisait des difficultés.
Dans une salle de contrôle, à cinquante mètres de là, le technicien médical dit au médecin :
— Maintenant, regardez ça.
La main noueuse de Jessie brandit sa canne et l'abattit avec une vitesse surprenante sur les jambes de l’infirmière. Laquelle n'y prit pas garde le moins du monde, même lorsque le bâton la traversa de part en part, et dit au contraire d'un ton suave :
— Allons n'est-ce pas que cela semble bon? Mangez donc, ma chère.
Un sourire de triomphe plissa le visage de Jessie, mais elle obéit a l'infirmière et se mit à manger de bon cœur.
— Vous voyez? dit le technicien. Elle sait parfaitement ce qui se passe. Elle est bien plus maligne qu'elle ne le laisse voir la plupart du temps.
— Et c'est la première ?
— Oui. Tous les autres croient que c'est vraiment l'infirmière Williams qui apporte les repas.
— Alors, je pense que c'est sans importance. Regardez comme elle a l'air contente, simplement parce qu'elle est plus maligne que nous. Elle mange son repas, c'est tout l'intérêt de cet exercice. Mais il faut prévenir les infirmières — toutes, pas seulement Williams.
— Pourquoi ?... Oh ! bien sûr. La prochaine fois ce ne sera peut-être pas un hologramme. Imaginez les procès que nous intenterait un personnel couvert de plaies et de bosses !